Geoffrey, sa réponse

lundi 28 janvier 2019, par par Geoffrey Planque

Chère Mado,

Où suis-je ? Où vais-je ? Ici, là-bas, ailleurs, une chose est certaine #distanceisinthemind

Au début du XXe siècle, Ruth Saint-Denis s’inspire encore des danses de celles qu’on appelle les nautch girls : le terme désigne non seulement les danseuses de temple mais aussi ces femmes « vilaines » (naughty) qui sont, autrement dit, les femmes de petite vertu, les prostituées. Il y a dans les danses que crée Ruth Saint-Denis une dimension folklorique, une représentation de l’Inde et une authenticité qui peuvent être remises en question.

Le chorégraphe Ted Shawn s’inspire quant à lui de la danse cosmique de Shiva (dieu masculin ou androgyne, mais jamais une déesse comme beaucoup le pensent en Europe) qui est érigé comme une figure symbolique de l’hindouisme grâce à la publication The Dance of Shiva d’Ananda K. Coomaraswamy, en 1914.

Les productions de Ruth Saint-Denis et de Ted Shawn sont antérieures à la création du théâtre-dansé Bharata-Nātyam, qui intervient dans les années 1930. En y réfléchissant, l’époque même de la création du Bharata-Nātyam suppose déjà une forme d’appropriation culturelle, ce dans un contexte purement indien. En effet, entre la deuxième partie du XIXe et du XXe siècle, la danse de temple est en passe de disparaître : sa pratique, jugée trop érotique, est interdite comme composante rituelle dans les temples, et cette interdiction concourt également à mettre un terme aux lignées d’artistes qui vivaient jusqu’ici des arts de la scène. Je ne rentre pas dans les détails, mais tous ces choix furent éminemment politiques : à cette époque, les Britanniques et les réformistes indiens souhaitent une modernisation de l’image du pays et aussi celle de l’image de la femme.

Avant les années 1930, seules les devadasis – ou « servantes de dieu » – appartenant aux communautés d’artistes, sont en mesure de se produire, que ce soit dans les temples ou les grandes cours royales. Mais dès les années 1930, ce sont les classes sociales les plus élevées (i.e. les brahmanes) qui s’approprient le passé de ces danseuses et qui participent à la création d’une nouvelle forme de danse dont le nom est le Bharata-Nātyam (qui n’est autre que la traduction de « théâtre-dansé de l’Inde » en Sanskrit). Si je ne souhaite pas m’étendre à ce sujet, le nom de la ballerine russe Anna Pavlova intervient aussi dans l’histoire, ne serait-ce que sous une forme d’impulsion (cf. aussi Rukmini Devi Arundale).

Désormais, la forme contemporaine du Bharata-Nātyam constitue le monopole des classes les plus élevées. D’ailleurs, les filles que je fréquente dans l’institution de mon maître sont globalement issues des classes moyennes supérieures, voire bien plus supérieures que supérieures.

Aussi, les questions que tu te poses, que tu me poses, dans ton message demeurent bien présentes dans mon esprit et me hantent bien souvent. Peut-on réellement être légitime en tant qu’interprète de théâtre-dansé indien sans être né là-bas ? Ma réponse la plus viscérale serait de dire oui, sinon cela reviendrait à réduire à néant tous les efforts qui ont été les miens depuis plus d’une dizaine d’années.
Au reste, je ressens bien ces regards aussi peu subtils que condescendants lorsque j’évolue dans la sphère artistique de Chennai... Parfois, j’entends même ces voix se dire intérieurement : « Encore un de ces ploucs venus faire du Bharata-Nātyam... en vain ! ». Désormais, peu m’importe tous ces jugements : après tout, je ne pense pas être dans une démarche consumériste à la lumière des recherches en Esthétique indienne que j’effectue depuis 2005, à la lumière également de mon apprentissage de la langue sanskrite et tamoule depuis plusieurs années. Mais une forme de mise/remise à niveau est nécessaire... en tant que la connaissance n’est pas innée.

Je pense aussi que la pratique d’une discipline qui n’appartient pas à ta « culture originelle » est aussi un moyen d’ouvrir celle-ci à d’autres horizons. Non ! Je ne cherche pas la reconnaissance en Inde du Sud et je pense sincèrement que ce n’est pas ma mission. En revanche, faire connaître ce théâtre-dansé que je trouve plus que fascinant, que ce soit en France ou en Europe, là est bien ma perspective.

Derrière tout cela, je souhaite surtout que certains milieux artistiques cessent d’avoir cette vision méprisante lorsqu’il s’agit des arts indiens, comme si ces derniers appartenaient à une sous-catégorie qui n’est pas digne d’être représentée chez nous. Faire face à une culture aussi millénaire que celle de l’Inde suppose une certaine forme d’humilité qui, certes, n’est pas toujours l’apanage de la France.

Enfin, le plus étrange, c’est que plus cette pratique fait partie de moi et de chacune de mes cellules, moins je suis considéré à ma place en France, ou en Inde, si tu vois ce que je veux dire. Avec les années, je suis en quelque sorte devenu étranger dans mon propre pays.