Self-portrait camouflage

vendredi 1er février 2019, par par Marie Pons

Dans un espace blanc, brillant, balisé, officiel, ça commence par un aveuglement, une surexposition. Dans un coin, un corps est comme posé là, tordu, presque en morceaux, sexe exposé, sans tête. Un tas de corps, une pile de chairs. Ce corps est nu, cru, exposé à la lumière blanche. Il est en exposition, il est au zoo, derrière le cordon solennel qui le sépare et l’offre à la vue de visiteurs-voyeurs. Il est tout en tension, sur la surface polie d’un tapis miroir tout aussi blanc, pétrifié dans une série de poses contractées, douloureuses, malades. Quelque chose, à l’évidence, ne passe pas. C’est un corps qui grimace de tout son corps. Entres les poses des noirs tombent. Le mur de projecteurs dressé à cour chante à chaque fois que l’obscurité se fait. Une relâche. Dans le public on se repositionne sur son siège. Ça chuchote. Pendant ce temps Latifa Laâbissi change aussi de place sur le plateau et ça repart. Pleins feux. Plein silence. Torsions. Épaisseur du malaise. Engourdissement de nos positions inconfortables.

Peu à peu le corps en scène se dresse et pousse vers la verticalité, cherche sa propre articulation, sa propre colonne vertébrale, sa propre organisation. Jusqu’à tenter, en équilibre sur une jambe, une arabesque, une figure classique qui arrive là comme sonnant faux, partie d’un vocabulaire gestuel déplacé, incorporé comment et à quel prix par ce corps là, on se demande. La grimace se concentre dans les mains, déformées en griffes qui convoquent la danse de la sorcière, le cauchemar, la possession. Les fantômes. Ce corps, qui porte une coiffe d’indien d’Amérique sur la tête devient alors chamanique, tribal, étrange étrangère, multiple, habité par d’autres, des présences, des peuples, des figures invisibles et puissantes. On déroule comme ça des possibles, des étiquettes collées, accumulées en cherchant à formuler ce qui s’expose devant nous depuis que Self-portrait camouflage a commencé.
A la sortie d’un noir, le corps a pris possession de la tribune, devant un micro. Il fait face et attaque un discours qui ne sort pas en mots. La bouche tordue est comme pleine d’un magma collant qui empêche la formulation. La harangue est vive mais le cri de ralliement inaudible.
Elle coupe.

Le noir s’installe pour durer et repose les yeux. C’est un sketch. Une voix se fait entendre finalement, et elle prend l’accent, elle performe un accent, une façon de parler et d’entendre et de caricaturer l’arabe, et se faisant elle décortique les façons dont se tissent un sentiment d’identité nationale, la ligne de démarcation de la différence et la peur, au sein d’une société. Le drapeau français sert de bustier, et de pagne. On chante les jolies colonies. Joséphine Baker chante ses deux amours et sa ceinture de bananes n’est pas loin dans nos têtes. Et puis le drapeau français est fourré dans la bouche, poussé de force par les doigts. Comme par ricochet on pense alors à Sorour Darabi et à son solo farci.e, où la langue française et son assignation genrée étouffe le.la performeur.euse, qui engouffre des morceaux de papier détrempés d’un discours jamais prononcé dans sa bouche qui menace de s’obstruer sous l’accumulation de cette pâte épaisse.
Douze ans à peu près séparent les deux pièces. Et le contexte de réception s’est entre temps déployé, complexifié. D’un côté on commence à parler de décolonisation, des corps et des arts, d’appropriation culturelle, d’une vigilance accrue à se demander quelles bouches prononcent quelles paroles. Mais de l’autre le drapeau français se brandit toujours pour fabriquer de factices élans de solidarité, des images d’unité illusoire, des ralliements nauséabonds face à des ennemis invisibles qui prendraient toutes les couleurs sauf le blanc.